FACE CACHÉE

Publié le 09/01/2023 | Grand angle

Nous l’avons écrit, la lune est notre plus fidèle compagne durant le long hiver alsacien. « J’aime penser que la lune est là même si je ne la regarde pas » disait Einstein. D’Oscar Wilde à Étienne Daho, de Paul Auster à Sofiane Pamart, la lune est de toutes les rêveries nocturnes. Sur le plan de la science comme sur celui de la poésie, la lune dit un rêve de l’Homme. Tentative de suivre ce chemin qu’indique un rayon de lune.

 

SÉLÉNÉ, ARTÉMIS ET HÉCATE

La lune a trois visages.

La lune prend plusieurs noms dans l’Antiquité grecque : Séléné, Artémis et Hécate, chacune représentant une de ses facettes. On retrouve ainsi dans l’ordre la pleine lune, le croissant et la nouvelle lune.

Séléné, signifiant « brillante » en grec, est la déesse de la lune, tristement connue pour son histoire d’amour avec le mortel Endymion qui lui préféra Héra. On raconte qu’à son passage, le ciel scintille d’une lumière argentée. Artémis est la déesse de la chasse, protectrice des femmes enceintes et des accouchements mais aussi déesse de la mort subite. Elle habite dans des régions portant en grec le nom d’eschatiai : les extrémités, les confins extrêmes des territoires des hommes. Elle parcourt les espaces sauvages et pour la rencontrer, il faut entrer dans de sombres forêts. Le croissant de lune qu’elle porte sur sa tête symbolise justement les naissances qu’elle protège.

Hécate est une des déesses les plus complexes, qui était là avant la naissance de Zeus (une déesse pré-olympienne). Elle est la fille de Persès, Titan de la Destruction et Astérie, Titanide de la Nuit Étoilée et des Oracles Nocturnes. Initialement surnommée «kourotrophos», «celle qui nourrit les hommes», c’est son image de déesse des routes qui lui reste par la suite. On lui dresse alors des statues à trois têtes à tous les carrefours. Puis son image change encore, elle est associée à Perséphone et devient la déesse des morts, Hécate la terrible protectrice des magiciens et des sorciers. Pour Proclus, Hécate est l’âme du monde, la médiatrice entre le monde humain et le monde divin. Elle est alors honorée à nouveau comme la déesse des carrefours parce qu’elle relierait les enfers, la terre et le ciel.

 

VASTE FROIDURE

En 2013, la Chine envoie sa sonde Chang’e sur la lune. Le nom de cette série de missions ne doit rien au hasard : Chang’e est en effet une figure mythologique chinoise habitant l’astre des nuits.

 

 

Réputée d’une grande beauté, souvent accompagnée d’un lapin de jade habitant lui aussi la Lune, Chang’e est vénérée par les taoïstes qui voient en elle le Yin suprême, l’incarnation à l’état pur du principe féminin présent en toutes choses.

De nombreuses versions racontent l’histoire de Chang’e et de l’archer Hou Yi, tantôt tyran tantôt héros, qui abattit neuf des dix soleils qui brûlaient dans le ciel afin de rendre la Terre respirable et les récoltes possibles. Chang’e et Hou Yi se marient et, contrainte par des péripéties qui varient selon les contes, Chang’e avale la pilule de l’immortalité qui avait été offerte à son mari en récompense de ses actes héroïques. Ce cadeau ne lui étant pas destiné, elle doit alors s’envoler vers la lune et y vivre pour l’éternité dans un palais nommé Vaste froidure, en compagnie de son lapin de jade.

L’histoire du lapin lunaire ou lièvre de jade provient d’un conte bouddhiste et fait référence aux formes que tout un chacun croit deviner dans l’ombre des mers lunaires. Certains y voient un visage humain (le fameux homme dans la Lune), d’autres un lapin, un crapaud, et quantité d’autres choses encore.

 

UR, LA CITÉ DU DIEU LUNE

Dès les premiers temps de la civilisation mésopotamienne, Ur compte parmi les plus importantes des cités sumériennes. Ce qui la distingue au IIIème millénaire avant notre ère, c’est le culte qu’on y rend au dieu Nanna, le dieu Lune.

 

Nanna chez les Sumériens, ou Sîn chez les Akkadiens, est le dieu Lune de l’ancienne Mésopotamie (l’Irak et la Syrie actuels). Nanna / Sîn a l’apparence d’un vieillard avec une longue barbe couleur lapis-lazuli. Chaque soir, monté sur sa barque qui apparaît aux mortels sous la forme brillante d’un croissant, ce navigateur nocturne parcourt la vaste étendue du ciel. Il est le gardien des bergers et ses cornes symbolisent la fertilité.

Ur, la cité resplendissante, l’un des berceaux de la civilisation sumérienne, voue un culte important au dieu-lune et abrite le principal sanctuaire de cette divinité, vénérée dans tout le Proche-Orient antique.

 

Zoom sur…

LES PRÊTRESSES DE NANNA

En Mésopotamie, un roi pouvait marier sa fille à un roi, mais pouvait aussi la donner en mariage à un
dieu : elle devenait alors prêtresse. À Ur, la plus célèbre de ces prêtresses s’appelait Enanedu. Selon M. Stol, elle devait exécuter des rituels de purification, faire des sacrifices, chanter des chants joyeux, partager son lit avec le dieu-lune, s’occuper du temple et composer de la poésie. D’autres textes trouvés attestent qu’Enanedu tout du moins, s’occupait également des champs et du bétail dont elle était propriétaire, tant en terme d’inventaire que de gestion économique. « Puisse mon [travail] plaire au dieu Nanna, mon seigneur, et à la déesse Ningal, ma dame, comme l’huile la plus pure. Puissent-ils m’offrir en présent de longues années et une vie de bonheur. À Ur, ville de ma prêtrise, puissent-ils [apprécier] mes bonnes actions. »

Merci au professeur Dominique Charpin

 

Focus

LES SÉLÉNITES (OU SÉLÉNIENS)

Dérivé du nom de Séléné, le terme « Sélénites » désigne les habitants de la lune, dont l’existence a été présumée plusieurs fois au cours de l’histoire.

L’astronome bavarois Franz von Gruithuisen publie en 1824 des découvertes sur une cité lunaire sur les rives du Sinus Medii (petite mer lunaire). De son côté William Henry Pickering, également astronome, voit dans les reliefs du cratère Eratosthène des jardins voire des insectes sélénites.

Jean Image, auteur du film d’animation Les Fabuleuses Aventures du légendaire baron de Münchhausen, poursuit l’aventure de ce premier opus avec Le secret des Sélénites, durant lequel l’astrologue Sirius et le fameux baron s’envolent direction la lune à bord d’un trois-mâts équipé de ballons. Ils s’y posent et découvrent les Sélénites, qui ont trois jambes et dont la tête n’est pas rattachée au corps, et à qui les Vériforts veulent voler le secret de leur immortalité.

Cyrano de Bergerac, qui avant d’être le héros d’Edmond Rostand était un écrivain du XVIIe siècle, écrit l’Histoire comique des États et Empires de la Lune, voyage initiatique prétexte à une critique de la société de son temps. Dans cette nouvelle, on découvre que la nourriture des Séléniens est la fumée et leur monnaie d’échange, le poème.

Les premiers hommes qui vont sur la lune selon H.G. Wells (du livre du même nom) découvrent les Sélénites et les étudient ainsi : « le développement illimité des esprits de la classe intellectuelle est rendu possible par l’absence de tout crâne osseux dans l’anatomie lunaire ».

 

LUNE & LOUP

Pourquoi dit-on que le loup hurle à la lune ? Pourquoi les loups-garous se transforment-ils les nuits de pleine lune ?

 

L’origine de la lycanthropie se trouve dans l’Antiquité : le phénomène de transformation en loup vient du tyran d’Arcadie Lycaon (du grec lyco : loup), qui s’est joué de Zeus en lui servant de la chair humaine au dîner. Pour le punir, le roi de l’Olympe le transforme en loup (Les Métamorphoses d’Ovide, an 1).

Dans la mythologie nordique, deux loups, Hati et Sköll, poursuivent chacun sans relâche le soleil et la lune. Dans cette légende, loup et lune sont étroitement liés, sans qu’il soit question de hurlement à la lune.

La première mention connue établissant un lien entre la Lune et la lycanthropie est attribuée à Gervais de Tilbury, au XIIe siècle, dans son Livre des merveilles. « À l’origine, la transformation a lieu les soirs de nouvelle lune, et non pas à la pleine lune », relève Anne marchand, auteure et conférencière spécialiste des contes et légendes.
À la fin du Moyen-Âge, le loup est encore très présent dans les forêts d’Europe et les croyances autour de la lycanthropie mènent aux exécutions de loups-garous, qui s’apparenteraient en fait à l’époque actuelle à des serial killers. Le XVIe siècle voit ainsi son lot de procès contre des loups-garous européens.
Les croyances lointaines dont nous avons un aperçu ici imprègnent encore nos vies. La lune est l’astre du romantisme, de la sensibilité exacerbée, et son image peut contribuer à alimenter nos peurs les plus archaïques, dont la peur d’être dévoré est l’une des plus fortes.

 

 

LUNE MAUDITE

 

Lune romantique et poétique, beauté nocturne et protectrice des songes… Mais aussi lune qui dévoile nos peurs ancestrales liées à la nuit, territoire hostile.

 

D’après la sagesse populaire allemande des années 1800, par exemple, les personnes qui travaillaient au clair de lune risquaient d’être frappées au visage par une main invisible ou même de devenir aveugles. Le maniement du rouet la nuit, une activité domestique courante chez les pauvres avant la Révolution industrielle, était censé produire du tissu sans valeur ; dans une autre version, plus radicale, la corde tissée dans ces conditions finissait autour du cou d’un proche. Étendre du linge à sécher au clair de lune abîmait le tissu ; ou celui-ci absorbait la rosée empoisonnée
de la nuit. Le clair de lune ne devait pas toucher le lit conjugal, et les enfants ne devaient pas être conçus dans sa lumière, sans quoi les grossesses donnaient des fausses couches, et l’enfant mis au monde naissait fou…

 

SONNET LUNAIRE

J’ai longtemps rêvé de ces lanternes en papier,
Qu’une fois allumées on lance à bout de bras.
Ces boutons d’or accrochés qui brillent aux éclats,
Pour un slow dans le ciel, qu’une brise a soufflé.
Parfois je lève la tête, tard dans la nuit.
Là-haut, perché sur un paysage marin,
Pas de lanternes mais un astre au refrain
Comme un sonnet du soir, une ode pour autrui.
Dôme céleste qui plane au-dessus de moi,
Tu es descendu et m’a frôlée l’autre fois.
Alors tu as pris ma plume pour la guider,
Quand mes mots entamés bloqués par mes lacunes,
De leur poids acharné le papier ont pressé.
Ô tâche d’écume, je vais t’appeler la Lune.
Orane Danet

 

 

 

Livres pour enfant

Sélection non exhaustive de livres lunaires pour accompagner notre hiver.

 

UNE TAUPE AU CLAIR DE LUNE

Jonathan Emmett et Vanessa Cabban
Dès 3 ans – Album
Éditions Grund, collection Le Coin des Histoires

Une belle nuit (et non pas un beau matin), une petite taupe sort de son tunnel… et paf ! une pleine lune sacrément énorme et lumineuse lui tape aussitôt dans l’œil. Bien plus obstinée que myope, la taupe aventurière va tout mettre en œuvre pour attraper cette « grosse boule jaune » qu’elle désire pouvoir contempler pour toujours.
Poétique et drôle, cet album aux douces illustrations nous invite à viser voire décrocher la lune sans craindre l’échec ni le ridicule, et en se faisant des amis au passage. C’est fort.

 

JEAN DE LA LUNE

Tomi Ungerer
Dès 5 ans – Album
Éditions L’école des Loisirs

Un très beau livre qui nous invite à voyager dans « Au centre la Terre » (Jules Vernes), dans le Londres de « 1984 » (Georges Orwell), sur l’ile déserte non identifiée du Pacifique de « Sa Majesté des Mouches » (William Golding), ou encore dans le pays imaginaire de « Peter Pan » (J.M. Barrie). À chaque escale sa carte, ses explications et quelques anecdotes sur l’œuvre ; le tout magnifiquement illustré.

 

PLEINE LUNE

Antoine Guilloppé
Dès 3 ans – Album
Éditions Gautier-Languereau

« C’est une nuit de pleine lune ». Voilà comment débute cet album en bichromie qui nous emmène dans l’obscurité découpée par la lumière de la lune, où les animaux prennent vie en d’étonnantes silhouettes de dentelle. Mais quel est donc ce mystère qui les éveille tous au cœur de la nuit ? Il faudra aller voir du côté des ours… Ce noir découpé de blanc, ce silence entre les mots choisis parcimonieusement, nous laissent la place pour mettre un peu de nous dans ces pages. Un livre comme une œuvre d’art.

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