ENTRER EN RÉSISTANCE

Publié le 12/11/2024 | Grand angle

« Ici John Connor, si vous écoutez ce message, vous êtes la résistance » (Terminator). Résister au froid et à l’obscurité, résister à l’indifférence, aux jugements à l’emporte-pièce, à la pensée facile, aux cœurs amoindris…
Il y a de quoi entrer en résistance cet hiver, avec joie et amour, les sens aiguisés pour trouver la beauté des choses.

 

 

ENTRÉE EN MATIÈRE AVEC ANTIGONE

Le mythe d’Antigone, du célèbre auteur grec Sophocle, est un des mythes qui a connu le plus de réécritures, traversant les genres littéraires et les époques. Mais pourquoi ?

Antigone est la fille d’Œdipe, roi de Thèbes. Elle a deux frères, Étéocle et Polynice, et une sœur, Ismène.
Lorsque Œdipe meurt, Étéocle et Polynice se lancent dans une bataille fratricide pour l’accession au trône, qui se conclut par leur mort à tous les deux. C’est donc Créon, leur oncle, qui devient roi de Thèbes.
Son premier ordre sera de n’enterrer qu’Étéocle, laissant sans sépulture celui qu’il considère comme traître, Polynice. Une décision qu’Antigone refuse. Elle se dressera donc seule contre l’autorité régalienne, avec cette phrase qu’on retrouve dans la version d’Henry Bauchau : « Personne… personne de vivant n’est le roi des morts. Personne n’a le droit de faire injure à leurs corps. »
Après une lutte acharnée, elle finira emmurée.

Antigone fait partie des symboles les plus structurants de la notion de résistance politique, et plus particulièrement de la résistance individuelle face à l’arbitraire de l’État au nom d’un devoir supérieur (on peut retrouver ici la posture de Nelson Mandela).
Elle s’est particulièrement imposée au cours du XXe siècle dans l’imaginaire collectif d’une Europe qui faisait face à la montée des extrêmes-droites. Figure mémorielle, emblème de la voix qui subit un deuil dû à des décisions politiques, sa lutte constitue un motif obsédant dans la littérature européenne. Jean
Anouilh réécrit ainsi le mythe durant le régime nazi et fait couler beaucoup d’encre. Dans l’Espagne franquiste, les résistants s’approprient et se réapproprient son histoire dans un foisonnement de formes théâtrales clandestines.
La version d’Henry Bauchau a le mérite de développer une Antigone qui, contrairement à la « petite souris grise » d’Anouilh voire de Sophocle, est portée par l’amour de l’art, de sa famille, des paysages, curieuse et pleine d’empathie. Elle incarne alors au fil des pages, avec sa sœur Ismène, ces femmes broyées par la machine politique viriliste et belliciste, qui retiennent leurs larmes pour s’occuper des enfants, porteuses des gestes ancestraux qui offrent leurs derniers respects aux morts et qui restent droites, toujours.

 

 

RÉSISTANCE POÉTIQUE

La poésie, par sa recherche de transcendance, et le fait qu’elle ait tant de mal à exister dans les circuits marchands, a sans doute quelque chose à nous raconter du monde.

Jean Rouaud posait ainsi la question : « Si la société évacue la poésie comme mode d’expression non
productif, c’est peut-être que la poésie est un foyer de contestation, un acte de résistance, une incompatibilité fondamentale avec le système dominant ? »
Et Ursula K. Leguin, célèbre autrice de SF et de fantasy (Les Contes de Terremer, Les Dépossédés), de surenchérir en 2014 : « La résistance et le changement commencent souvent dans l’art. Et le plus souvent dans l’art des mots. Des temps difficiles arrivent, où nous aurons besoin des voix d’écrivains capables de voir des alternatives à notre mode de vie actuel, de percer à jour notre société pétrifiée par la peur et ses technologies obsessionnelles, pour imaginer d’autres façons d’être, et même envisager de véritables raisons d’espérer. Nous aurons besoin d’écrivains capables de se souvenir de la liberté — poètes, visionnaires — réalistes d’une réalité plus vaste. »
Des réalistes d’une réalité plus vaste, résistants poétiques déposant des petites pierres d’éternité qui nous gardent debout, il y en a à foison.

Henri Michaux, par exemple, convoque la poétique du souvenir pour remuer nos étangs intérieurs :

« Souvenir ! il s’en retourne à ses souvenirs.
Comme en ses profondes rainures, le fond de la
mer du Nord garde encore le lit du Rhin, lorsqu’il
y a des dizaines de milliers d’années, il s’en venait
déboucher au large de l’Écosse, ayant ramassé
en chemin la Somme, la Tamise et de-ci de-là, de
moindres rivières…
Souvenirs !
Souvenirs de la race humaine.
Souvenirs pour résister. »

La marche dans le tunnel,
Chant dix-neuvième, Extrait 2

 

Jean Giono, de son côté, encourage le mouvement pour garder sa curiosité et penser autrement : « Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s’en aller dans sa curiosité, connaître. C’est ça, connaître. » (Que ma joie demeure)

Deleuze établissait : « Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais. »

Prévert peut ainsi lui faire écho : « Je sais, un peu partout, tout le monde s’entretue, c’est pas gai, mais
d’autres s’entrevivent, j’irai les retrouver » (Paroles).

Et Henry Bauchau, enfin, de remettre la résistance à hauteur humaine :
« Ils pensent tous que je vais échouer. On a bien le droit d’échouer. De tenter seulement de faire un peu
de lumière et des ombres, comme la lampe dans l’escalier, et de s’éteindre ensuite sans bruit ». (Antigone)

 

FAIRE COMMUNAUTÉ

« Chaque personne que tu rencontres mène un combat dont tu ne sais rien. Sois gentil. Toujours. »

Faire le pari de l’autre, en voilà une sacrée résistance. Il existe toujours, quand ça va mal, cet instinct
de désigner un bouc émissaire, un ennemi qui serait responsable. D’une part parce que s’il n’est pas là, à quoi s’en prendre ? Au système, au monde ? C’est vertigineux, bien trop grand voire impossible. Et souvent, on imagine une lutte violente et sanglante, malgré les exemples de Martin Luther King ou de Gandhi. Pourtant c’est là une des beautés de l’humanité, quand on réfléchit, quand on réouvre, cet instinct disparaît, remplacé par de nouvelles intentions, des idées, de la créativité.

Jacques Nichet écrivait : « On a toujours raison de résister, on ne peut pas accepter une souffrance inutile. La vraie résistance répond à la violence. On le voit, la souffrance reste le nœud central. »
Donner son attention sincère et totale à l’autre pour écouter ce qu’il a à dire, tenter le pari fou de se mettre à sa place, pratiquer l’empathie en somme, paraissent aujourd’hui soit des niaiseries soit des techniques révolutionnaires… Dans un discours ambiant (médiatique et politique) qui écrase la sensibilité et n’envisage le rapport à l’autre qu’en « contre », il se pourrait effectivement que la première des résistances soit celle qui passe tout simplement par oser s’intéresser, essayer de comprendre l’autre comme un être entier, contradictoire, avec ses souffrances, ses faiblesses et ses joies.

Par ailleurs, dans une société où l’individualisme est érigé au rang de valeur, c’est devenu presque contre-instinctif de se rassembler pour débattre, délibérer, tester, voir comment on fait pour arriver à vivre tous ensemble, faire communauté.
Que veut dire faire communauté ? Qu’est-ce qu’on peut en attendre ? Ça commence peut-être par créer
la possibilité d’un désaccord productif (Geoffroy de Lagasnerie).

 

 


Zoom sur…

LES LUCIOLES DE P.P. PASOLINI

Comment garder l’énergie pour ne pas subir, pour continuer de résister par la joie, l’exercice de la pensée, le cœur ouvert, avec ces flots d’informations tous plus glauques les uns que les autres ? Peut-être que c’est plus dur quand on perd de vue la beauté du monde.
« La nuit dont je te parle (…) nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières. »

Pasolini a 19 ans quand il écrit cette lettre à un ami.

Les lucioles symbolisent alors pour lui la beauté des corps, la liberté de s’aimer hors des codes, la possibilité d’être secret, furtif.

En 1975, dans ses Écrits Corsaires, les lucioles ont disparu, avalées par les violentes lumières du consumérisme (la télévision) et de l’État sécuritaire. Mais ce n’est pas la fin des lucioles. L’autrice Corinne Morel-Darleux et le philosophe Georges Didi-Huberman reprennent ce motif dans différents textes (livres, articles, blog).

Corinne Morel-Darleux écrit ainsi :
« En 2009, l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman publie Survivance des lucioles aux
éditions de Minuit. Il y revient sur le ton fataliste de Pasolini, souhaitant donner un nouvel élan à ces lueurs perdues qui (…) symbolisent notre capacité à vivre humainement.
Si Didi-Huberman ne conteste pas qu’«il y a tout lieu d’être pessimiste», il refuse d’acter la disparition des lucioles (…). Pour lui, «il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles» et, comme le formule [l’auteur] Émilien Bernard, d’ouvrir «l’espace, fut-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des
possibles, des lueurs, des malgré tout».»
« Je donnerai toute la Montedison […] pour une luciole », écrit Pasolini en conclusion de sa « Disparition des lucioles. » Et nous, que donnerions-nous ?


 

 

DANSER, RIGOLER

Rire et danser, tous ensemble, plus fort que la peur.

Dans Mon voisin Totoro de Miyazaki, quand les deux petites filles ont peur des fantômes dans leur maison, leur père leur explique que pour les faire fuir, il suffit de rire le plus fort possible.
Nietzsche, de son côté, établissait : « Et que l’on considère comme perdue chaque journée où l’on n’aura pas dansé au moins une fois. » (Ainsi parlait Zarathoustra).
Sur Instagram, MC danse pour le climat cite Deleuze sur la tristesse et la joie (cf. plus haut) et persévère :
« (…) la danse a toujours fait partie intégrante des mouvements sociaux.

Les féministes de Lastesis au Chili (…), Melissa Ziad, la ballerine algérienne de 17 ans (…). Les bals populaires à l’accordéon pour tenir les blocages des usines lors du Front Populaire. Ma mère, Véronique, qui entonne a capella Bella ciao lors du blocage du siège social d’Amazon. »

Lors d’une sortie avec la classe de mon fils cette année, nous avons pu assister à un concert interreligieux et interculturel dans une église. Un homme de l’organisation s’est adressé à la centaine d’enfants rassemblés : « Il faut respecter les autres et leur culture, dans cette période compliquée. Parfois, quand les adultes n’arrivent pas à se parler, la musique peut les aider. Si vous choisissez le respect, l’amour, la musique, vous ne pouvez jamais vous tromper ». Après des chants d’antiques civilisations et de la musique traditionnelle hindoue, le groupe Sokan Trio avec la danseuse Awa Sonko ont fait danser et hurler de joie les enfants, les bras en l’air, debout sur les bancs, les vitraux tremblant avec leur joie. Un immense acte de résistance, en musique et à hauteur d’enfants.

 

L’ART DE LA RÉSISTANCE

Si je vous dis « ne travaillez jamais », ça vous dit quelque chose ? C’est un slogan du mouvement situationniste, écrit sur un mur de Paris en 1953.  Une des réponses à la question : comment l’art résiste ? Le doit-il, d’ailleurs ?

 

EN SITUATION
Guy Debord a écrit le texte fondateur de l’Internationale situationniste. Il pose dedans l’exigence de « changer le monde » et envisage le dépassement de toutes les formes artistiques par « un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne ».

 

CONTRE LA BARBARIE
Klaus Mann est un écrivain allemand qui fut l’un des premiers intellectuels à dénoncer le caractère totalitaire du nazisme ainsi que sa nature excessivement méthodique. Dans le livre Contre la barbarie, on trouve soixante-sept textes, principalement des articles, lettres et conférences, qui témoignent du discernement et de l’intransigeance éthique de l’auteur.

À propos de l’art, il écrit ainsi : « Je souhaiterais n’avoir jamais écrit une ligne qui n’eût pas résulté pour moi (…) d’une nécessité absolue, qui n’eût pas été une confession mise en forme, organisée, et donc une œuvre d’art. J’aimerais n’avoir jamais publié une ligne qui n’eût, de manière infime, infinitésimale, contribué à éclairer l’énorme confusion de notre époque. (…) L’artiste doit à chaque seconde être conscient de sa mission militante, c’est là son unique vocation. Voudrait-il pour cette raison renoncer à sa qualité d’artiste qu’il se dessaisirait de son outil le plus efficace et le plus important (…). »

 

ART ET ÉDUCATION
Enfin Jacques Rancière, philosophe français qui travaille principalement sur la politique et l’esthétique, a écrit Le Maître ignorant et Le spectateur émancipé. Il déclare : « En réalité, le spectateur n’est pas plus passif que l’étudiant. Il est celui qui écoute, regarde : il passe son temps à travailler pour faire quelque chose de ce qui lui est dit et montré, de ce qui est performé en face de lui. C’est une action qui contribue à la réalisation de l’œuvre elle-même. Il importe de reconnaître l’égalité esthétique entre artiste et spectateur, et cette égalité passe par la valorisation de l’idée de traduction que réalise le spectateur comme l’élève. C’est pourquoi j’ai essayé de réfléchir à rebours de l’art critique qui entendait en quelque sorte imposer un message, un savoir, une vision. »

 

 


Imagine…

Des sonorités aux teintes d’absurdité
Arrivent d’une époque lointaine, si vieille.
Elles reviennent déranger notre sommeil,
Alors qu’on avait recommencé à rêver.
Un souffle chaud est venu jusqu’à nous toquer,
Nous murmurer qu’au premier rayon du soleil
Il sera plus que temps de mettre nos réveils.
D’une douce force sous ce vent agité,
Les notes de notre brouhaha s’y accordent,
Pour que toustes ensemble leurs mots on saborde.
Puis de tous ces sons désormais en résonance,
Se forme une musique faite de nos voix.
Que de là-bas iels entendent cette résistance,
Qui comme un éclat de rire résonnera.

Orane Danet


 

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