Bibouille

ÉPIPHANIES DU BANAL

Publié le 07/01/2025 | Grand angle

« Je ne sais pas qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C’est pourquoi nous n’en voyons jamais. Dès qu’on sait que les miracles s’accomplissent sous nos yeux, avec une extrême lenteur, on en voit à tous les pas. »

(Jean Giono, Que ma joie demeure)

 

INSTANTS DE GRÂCE

On connaît tous des moments chouettes où, d’un coup, on est conscient de ce qu’on est en train de vivre et on a envie de s’en souvenir pour toujours.

Et beaucoup d’écrivains se sont penchés dessus. Parce qu’après tout, comme le disait Hemingway dans une interview, écrire, n’est-ce pas vouloir rendre immortel ce qui compte pour nous ?

Pierre Michon, dans ses Vies minuscules, parle d’un personnage penché sur sa page blanche et qui, à un moment, sans savoir pourquoi, est « touché par la grâce ». Françoise Héritier écrivait dans Le sel de la vie : « Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie. » James Joyce, de son côté, a peut-être même consacré son livre Stephen le héros au principe d’épiphanie ou d’instant de grâce :

« Cet incident trivial lui donna l’idée de rassembler un certain nombre de moments de ce genre pour en faire un recueil d’épiphanies. Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs ».

Avec Joyce, on peut ainsi parler d’épiphanies du quotidien.

 

ÉCOUTER

« Les vrais miracles font peu de bruit » disait Antoine de Saint-Exupéry. Raison de plus pour tendre l’oreille.

Quand on s’exerce à vraiment écouter, c’est fou tous les petits miracles tapissés dans les conversations et les silences partagés. Y compris dans les conversations de tous les jours, banales et qui pourtant tissent et maintiennent le lien.

Sur Instagram, Joachim Sanselme décrit dans quelques cases dessinées ce qu’on appelle le “small talk”. Pour lui, le small talk est la forme la plus courante de la discussion. Par nature, il évite les conflits. Dans Pulp fiction de Tarantino, le small talk sert de contrastes à d’intenses conflits. Or, le small talk, c’est l’inverse de l’intensité. Par exemple, combien de nous snobent fièrement les conversations météo ? Alors qu’elles servent souvent de prétexte à parler plutôt de nos climats intérieurs.

Il développe encore : « Qu’il s’agisse de parler de son quotidien ou de choses sans conséquence, le small talk est une voie pour développer son empathie, un respect de base. Comme si, sans le sel d’une forte intensité intellectuelle ou émotionnelle, on ne se sentait plus aimable. » Piano piano…

Prendre le temps d’écouter, c’est aussi se rappeler que toutes nos relations sont basées sur la réciprocité. Un certain rapport à la propriété a tendance à nous faire oublier ce principe. Si la terre est à nous, on peut la maltraiter. Ce rapport réciproque existe pourtant avec tout notre environnement vivant.

Juliette Rousseau, autrice de Péquenaude paru aux éditions Cambourakis, écrit ainsi : « Dehors, le blé arrive à maturité. Les pluies torrentielles de mai ont fait le bocage luxuriant. Partout ça déborde de feuilles, de graines, de chants. La mélodie des grives et la couleur des fleurs de calendula ne sont en rien altérées, c’est la capacité à les rencontrer qui en a pris un coup. De ça aussi il faudra savoir parler aux enfants, leur dire que la rencontre, c’est ce que la vie a de plus beau à donner, et ce pour quoi il faudra toujours se battre. Parce que la rencontre, c’est inné et fragile à la fois, ça demande du soin, du temps, des droits, l’égalité, la liberté. Un certain laisser-faire et la tendresse aussi, d’un genre qui ouvre grand les bras. Ça demande des existences nouées les unes aux autres et libérées, ensemble. »

 

LA COUR DES MIRACLES

Les miracles avaient leur Cour, sous le règne des Bourbons en France. Entre les lignes, il s’agissait plutôt d’une contre-culture, dont les lois prenaient radicalement à rebours ce que la royauté imposait à l’époque. Aujourd’hui, on peut y trouver quelques inspirations.

La cour des Miracles était, sous l’Ancien Régime, un ensemble d’espaces de non-droit composé de quartiers de Paris, ainsi nommés car les prétendues infirmités des mendiants qui en avaient fait leur lieu de résidence ordinaire y disparaissaient à la nuit tombée, « comme par miracle ». On comptait douze Cours de Miracles dans Paris au commencement du XVIIIe siècle, et on en trouvait une au moins dans chacune des grandes villes de France.

Henri Sauval, historien, écrivait en 1724 : « On m’a assuré qu’en cette cour habitaient plus de cinq cents familles entassées les unes sur les autres. Elle était autrefois encore plus grande ; et là, on se nourrissait de brigandage, on s’engraissait dans l’oisiveté, dans la gourmandise, et dans toutes sortes de vices et de crimes. Là, sans aucun soin de l’avenir, chacun jouissait à son aise du présent, et mangeait le soir avec plaisir ce qu’avec bien de la peine et souvent avec bien des coups il avait gagné pendant le jour ; car on y appelait gagner ce qu’ailleurs on appelle dérober ; et c’était une des lois fondamentales de la Cour des Miracles, de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivait dans une grande licence ; personne n’y avait ni foi ni loi. On n’y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacrements. »

Intéressant, non ? On sait que notre système économique et de production actuel continue de tourner à toute vitesse au détriment des ressources existantes, du vivant, et de la majorité de la population mondiale. Tout en se concentrant sur la fameuse réciprocité inhérente à notre relation au monde, on peut aussi chercher dans les marges, les systèmes D, la troisième main, l’imagination et la débrouille nécessaires pour réinventer un présent et un futur qu’on a envie d’habiter. C’est d’ailleurs ce dont on parlait dans le Bibouille #121 de l’été 2024 consacré au glanage…

On retrouve cette philosophie du présent, des masques, de la débrouille et d’un espace-temps qui ne connaît que ses propres lois, dans le carnaval. Alors tous au carnaval en février ou début mars, pour réinventer des miracles !

 

LE RÉEL SUFFIT ?

Est-ce que le réel suffit pour voir la beauté et réunir les conditions pour nos épiphanies du quotidien ? C’est intrinsèquement la question que posent les productions artistiques et littéraires.

C’est un débat qui a lieu depuis l’Antiquité grecque : la retranscription du réel par l’art. Pour Platon, l’art est un mensonge car il ne fait qu’imiter le réel, tandis que pour Aristote, l’artiste a plutôt pour but de nous en rapprocher. Et le débat continue depuis.

Côté littérature, nommer un début des relations entre le monde, ses descriptions, ses interprétations, et l’écriture littéraire, ferait remonter le temps à l’infini, jusqu’à Zola, Stendhal et son « miroir », jusqu’aux premières graphies sumériennes dédiées aux comptes et inventaires.

En effet, en 1842, Honoré de Balzac se fait tirer le portrait grâce au daguerréotype des frères Bisson. Pour l’auteur des 90 récits formant La Comédie humaine, le parallèle entre écriture et photographie est une révélation : il écrit en 1844 qu’il souhaite « daguerréotyper la société ». Pour Stendhal aussi, son contemporain, le roman doit être un reflet de la réalité, un « miroir qu’on promène le long d’un chemin ».

Un siècle plus tard, les éditions de Minuit, fondées en 1941, promeuvent le Nouveau Roman, ce courant littéraire qui défend l’irrémédiable béance entre le réel et le récit.

Courant des années 80, c’est le roman Vies minuscules de Pierre Michon qui fait figure de symbole d’une création littéraire aussi inventive qu’ancrée dans la vie réelle. Cette écriture, que j’appelle « documentaire » et qui pourtant reste dans le roman, était pratiquée à sa sauce par Hemingway, mon écrivain préféré.

Les frontières entre la fiction et le documentaire se posent philosophiquement et personnellement, je n’y ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. J’ai donc cessé de m’intéresser à la question. Ce que je sais en revanche, c’est que depuis Le Seigneur des anneaux (honteusement repris par les extrêmes-droite européennes) jusqu’au Kanaky de Joseph Andras (qu’on associe souvent à une écriture documentaire, au moins documentée, toujours portraitiste), chacune de mes lectures m’a donné des clefs pour appréhender le réel, et les moyens pour toujours parvenir à trouver ses beautés (même quand il fait tout noir). Je conclue avec Corinne Morel-Darleux : « Car laisser penser que tout dépendrait de la capacité des individus à renouer avec le vivant ou à exercer leur sensibilité pour changer de comportement relève d’une vision au mieux angéliste, au pire libérale. (…) Je crois profondément qu’un récit peut bouleverser, décadrer le regard, changer notre rapport au monde. Mais je crois tout aussi fort que si on veut vraiment obtenir une transformation en profondeur de la société, il faut agir simultanément sur trois piliers : la bataille culturelle (…), mais aussi la résistance (…) et les alternatives (…). On a besoin pour ça de tout à la fois : de soulèvements, de fermes et de romans, d’éthique, de poésie et d’esthétique, de beau et d’utile. »

 


Zoom sur …

TËNK

Tënk, c’est du cinéma documentaire. Des films qui parlent du monde qui nous entoure, qu’il soit à notre porte ou bien à l’autre bout de la terre. Des films d’hier ou d’aujourd’hui, des longs métrages, des courts, des moyens.

Tënk, ce sont des regards : ceux des cinéastes. Chacun différent. Le cinéma documentaire assume sa subjectivité. Le monde est fait de points de vue personnels, et nous en avons besoin pour mieux éprouver sa complexité. Le monde est fait de mille facettes, et il serait bien dommage de ne le regarder que d’un côté.

Tënk, ce sont des films libres. Le documentaire, c’est parfois des entretiens, parfois des enquêtes, mais c’est aussi une multitude de formes différentes ! Cela va du cinéma expérimental jusqu’à la fiction, avec une infinité de nuances.

Ces films sont autant d’appels à notre curiosité. Ils mobilisent notre intelligence, une intelligence sensible. Ils nous laissent une place active. En sortant du flux médiatique et d’une logique de consommation, ils nous interpellent : il ne s’agit pas seulement d’un apport de connaissances ou d’émotions à sens unique, qui impose une pensée établie mais bien que chacun et chacune puisse produire sa propre réflexion, vivante. Ils permettent de poser des questions, sans apporter toutes les réponses, ils laissent plusieurs chemins possibles. Comme les êtres, on les reçoit tels qu’ils sont – on les aime, on les déteste, ils nous intriguent…

« L’art, et le cinéma en particulier, ne change pas le monde, mais nous croyons qu’il permet d’y trouver une place, de se questionner et de parler. Il y a du politique dans les films que Tënk programme, au sens premier du terme, c’est-à-dire quelque chose qui nous ramène au collectif, à la curiosité aux autres, à ce qui nous relie. »

 


Imagine …

Toujours les mêmes aller-retours, la même route. Monotonie d’arbres aux feuillages colorés, Survolée d’un ensemble d’oiseaux de ballet. Lors d’un énième trajet brillent quelques gouttes

D’une rosée, bien matinale somme toute, Qu’un rayon de soleil est venu rencontrer. Petit à petit, d’autres se font remarquer. S’ils m’entouraient déjà, sans que je m’en doute,

Ces nombreux détails d’habitude insignifiants Bordent désormais les allées en scintillant, Pour dessiner un sourire sur mon visage.

Mon regard glisse sur ce décor quotidien, Autrefois fait de banalités de passage. Il en sera toutefois différent demain.

Orane Danet

 

 

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